Sonder les corps
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Les corps comme instruments de mesure

AVEC ANTOINE SILVESTRI Artisan bâtisseur en pierres sèches FADL RAAD Géologue marin, Università di Corsica
RENCONTRE 18 janvier 2023 FabLab Corti

Lorsque nous souhaitons mesurer notre corps, il est d’usage de faire appel à des instruments précisément pensés à cet effet (une balance pour notre poids, un mètre ruban pour notre taille). Et si, à l’inverse, notre corps pouvait lui-même servir à mesurer les choses? Et qu’en est-il des phénomènes physiques? Doit-on forcément faire appel à des technologies conçues par l’humain pour étudier les corps géologiques ou ces derniers peuvent-ils eux-mêmes se transformer en instrument de mesure ?

Strate 1

« Vous êtes-vous déjà servi de votre corps pour mesurer quelque chose? »
Les pratiques quotidiennes évoquées par les participant·es de cette Rencontre expriment une relation immédiate à leur environnement, sa compréhension sensible, physique, à rebours des techniques de normalisation des mesures. Si ces pratiques se déploient de manière instinctive et si, comme le souligne Émilie, il ne s’agit pas de « s’allonger dans une salle pour mesurer sa taille », la démarche de certain·es artistes rappelle que l’élaboration de techniques de mesure a abstrait et codifié les choses et les lieux, ouvrant la voie à la déconnexion que nous réfutons aujourd’hui, entre l’humain et le milieu duquel il participe.

S’il ne fallait en citer que deux, les artistes VALIE EXPORT (1940, Autriche) et ORLAN (1947, France) ont chacune entrepris un travail - photographique pour l’une et performatif pour l’autre - de mesure des lieux par leur propre corps, dans une perspective féministe.

Dès 1968, ORLAN a élaboré la série emblématique des MesuRages, faisant elle-même partie des Actions ORLAN-CORPS. Elle « mesure, en prenant son corps comme étalon (...) »1 deux types de lieux : « MesuRAGEs des rues et MesuRAGEs d'institutions (...) »2, qui constituent un corpus d’actions visant à démontrer sa Rage vis-à-vis des institutions et, plus largement, d’une organisation sociale patriarcale qui prône toutes sortes de modes de domination des femmes, dont les agencements et usages de l’espace public font partie.

ORLAN, MesuRAGE - Le Musée Guggenheim, 1983, performance, photographie argentique, dimensions variables, Musée Guggenheim, New York
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Dès le début des MesuRages, ORLAN porte une robe blanche qu’elle réutilise à chaque nouvelle performance. Ainsi vêtue, elle s’allonge au sol et trace, à l’aide d’une craie, une ligne juste derrière sa tête lui permettant d’avancer progressivement dans l’espace tout en le quantifiant.

ORLAN, MesuRAGE du Centre George Pompidou, 1977, Paris, chacune 58 x 72 cm, Photographie noir et blanc, 7 exemplaires + 2EA
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En 2012, à l’occasion d’un MesuRage réalisé au musée Andy Warhol à Pittsburgh, elle ajoute un nouvel élément de mesure à sa performance. En collaboration avec l’entreprise BODYMEDIA, ORLAN porte un brassard « capable de capter les données de [son] corps telles que la transpiration, la tachycardie, la dépense du corps, [sa] situation dans l’espace et le temps. »3. L’artiste ajoute donc un « outil de contrôle, (...) de mesurage du corps »4 pour « mesurer le corps en train de mesurer »5.

ORLAN, MesuRage - Andy Warhol Museum, 2012, dimensions variables (40 x 60 cm), photographie couleur, 7 exemplaires +2EA. Andy Warhol Museum, Factory Direct, curator Eric C. Schiner, Pittsburg, USA
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En établissant un lien immédiat entre le corps et le lieu, ORLAN retrouve sa propre mesure de l’espace, symbolisant la réappropriation du (mi)lieu par les femmes, tout en réintroduisant les notions de localisation, de variation, de singularité, loin du langage universalisant des systèmes de mesure, qui s’est efforcé mettre de l’ordre, de la raison et de la cohérence dans le monde (Alder, 2015). Reprenant à son compte le principe d’unité de mesure, elle conçoit l’ORLAN-corps, qui lui servira à élaborer des plans architecturaux des lieux mesurés.

ORLAN, MesuRAGE - ICC Anvers, 1980, Rétrospective-MesuRage de la rue et de l'institution, photographie argentique, MuHKA/ICC Archive, curateur Flor Bex, ICC Anvers, Belgique.
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ORLAN, Mesurage du Musée Saint-Pierre. Action ORLAN-CORPS, de la série MesuRage d'institution. 1979, Triptyque, 3 plans d'architecte sépia sur papier martelé inclus dans de la résine, 3 x (130 x 100 cm) © Adagp, Paris.
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La série Körperkonfigurationen (Body Configurations) de VALIE EXPORT procède d’un même besoin de réappropriation de l’espace par les femmes - ici dans le contexte culturel particulier du conformisme autrichien d’après-guerre6.

VALIE EXPORT, Encirclement, de la série Body Configurations, 1976, tirage gélatino-argentique avec encre rouge, 35,5 x 59,6 cm, © MoMA, © ADAGP, Paris
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Cette série, élaborée entre 1972 et 1976, constitue « another type of action taking place in the city, inside an apartment or in nature, where she uses her body in a nearly sculptural way to underline the lines, the spaces, and the powerful constraints of her surroundings. »7. Par ses actions, l’artiste propose de considérer les espaces extérieurs comme autant de lieux d’exposition, révélant les rapports de force qui se jouent dans l’espace public. Son corps devient un outil - « like a pencil drawing lines »8 - qui permet de visibiliser l’organisation de l’espace public, pensé pour réguler les corps des citoyen·nes : « the geometric lines applied to the photographs, and the figure’s uneasy gymnastics emphasize the tension between the individual and the ideological and social forces that shape urban reality, registering the psychological effects of the built and natural environments. »9.

VALIE EXPORT, Variation C, de la série Body Configurations, 1972, tirage gélatino-argentique avec encre, 41,7 x 65,6 cm, © MoMA, © ADAGP, Paris
Source

1source : site web de l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne/Rhône-Alpes https://i-ac.eu/fr/collection/739_mesurage-du-musee-saint-pierre-action-orlan-corps-ORLAN-1979
2ROQUES Sylvie, « Les préjugés ébranlés par l'Art-Action », Entretien dans Communications 2013/1 (n° 92), pages 219 à 229, Éditions Le Seuil, p.220
3 ibid.
4 ibid.
5 ibid.
6 « (...) actions designed to defy the conformist culture of her native Austria in the postwar period. » à propos de l’oeuvre Encirclement from the series Body Configurations, 1976. Source
7 trad. « (...) un autre type d’action prenant place dans la ville, au sein d’un appartement ou dans la nature, où elle utilise son corps dans une posture presque sculpturale pour souligner les lignes, les espaces et les fortes contraintes de son environnement. »
Source
8 ibid.
9 op. cit. trad « les lignes géométriques appliquées aux photographies et la gymnastique difficile de la figure soulignent la tension entre l'individu et les forces idéologiques et sociales qui façonnent la réalité urbaine, enregistrant les effets psychologiques des environnements bâtis et naturels. »

Strate 2

Sous l’Ancien Régime1, avant l’apparition d’un système métrique aux prémices de celui que nous utilisons aujourd’hui, « la mesure était inséparable de l’objet mesuré et des usages de la communauté locale. »2. Les mesures étaient effectuées à l’aide d’étalons physiques « qui se trouvai[en]t à la disposition des gens du pays et qui étai[en]t garanti[s] par les autorités locales »3. Il existait des variations entre les étalons-modèles d’une commune à une autre (Alder, 2015), ainsi qu’au niveau des méthodes de mesure employées4. La notion de quantité était donc liée aux « rites et aux usages locaux »5, garantissant un commerce fondé sur des valeurs partagées localement et une maîtrise des règles de la vie économique en prise avec les variations intrinsèques au territoire (saisonnalité, variabilité des récoltes, problématiques sanitaires, etc).

Si d’anciennes mesures, telle que le pied, étaient liées à des notions d’anthropométrie, il existait également un grand nombre d’unités de mesure représentant « la quantité de travail qu’une personne pouvait accomplir dans un laps de temps donné. »6. Une terre arable pouvait alors être mesurée en « hommées ou en journées, désignant la surface qu’un paysan pouvait labourer ou moissonner en un seul jour. »7. Dans certains cas, les unités de mesure servaient également à « (...) exprimer la valeur ou les qualités d’un terrain, selon l’estimation des paysans du coin. Ainsi, la surface d’une terre arable pouvait-elle être également mesurée en boisselées : dans ce cas le terrain avait une superficie égale au nombre de boisseaux de grains nécessaires à son ensemencement. »8

Série des Mesures, 2023, Anna Ternon
Roches de différentes natures, dimensions variables
Réalisé avec le soutien du Fonds de Dotation Verrecchia, dans le cadre de la Bourse Matière(s), et avec l’accompagnement de l’équipe enseignante des métiers de la pierre du Lycée Professionnel Camille Claudel (Vosges)
© Anna Ternon © ADAGP

Ces systèmes qui ancraient la mesure des choses dans leurs milieux singuliers, ne facilitaient a contrario pas la communication et le commerce à l’échelle nationale ou internationale. Cette Tour de Babel des systèmes de mesure (Alder, 2015) amena l’administration française et les savants à développer un langage universel de la mesure. Celui-ci vit le jour dès 1790, sous la forme d’un projet d’unification des unités de mesure, adopté par l’Assemblée Constituante française, sur une proposition de Talleyrand (Dupont, Trotignon, 2003). Un an plus tard, une commission réunissant six scientifiques (mathématiciens, chimistes, astronomes, philosophes,...) décide que « le mètre, unité de longueur, sera la dix-millionième partie du quart de méridien terrestre. »9. La mesure exacte de cette longueur sera notamment établie par deux astronomes, Delambre et Méchain, qui entameront, en 1792, un voyage de sept ans entre Barcelone et Dunkerque, le long du méridien de Paris. Les résultats de leurs mesures permettront la réalisation d’un mètre-étalon en platine, déposé le 12 juin 1799 aux archives de la République. L’abstraction engendrée par ce nouveau système métrique est fondée sur une volonté d’universalisation de la mesure et sur l’espoir de « voir tous les hommes du monde entier utiliser désormais le globe comme étalon de mesure commun. »10. Le mètre se veut égalitaire et éternel puisque « tiré(...) de la Terre, elle-même éternelle (...) »11 et appartenant à tou·tes. On pensait alors la Terre comme une chose stable, permettant l’établissement d’un étalon invariable.

Plus tard, des systèmes cohérents d’unités de mesure voient le jour tel que le système CGS (1874), fondé sur trois unités de base (le centimètre, le gramme, la seconde) qui sera complété, en 1880, par d’autres unités dans le domaine du magnétisme et de l’électricité (l’ohm, le volt, l’ampère) (Dupont, Trotignon, 2003).

L’implantation du système métrique en France fut accueillie par des révoltes populaires qui amenèrent Napoléon à remettre en place les mesures employées sous l’Ancien Régime. Ainsi, ce n’est qu’au milieu du XIXè siècle que le pays adopta de nouveau le système métrique, bien que l’on pu observer, jusqu’au XXè siècle, l’utilisation des anciens poids et mesures dans certaines régions (Alder, 2015).

Série des Mesures, 2023, Anna Ternon
© Anna Ternon © ADAGP

Issu d’une volonté d’uniformisation et de simplification de la communication à des fins - en grande partie - d’ouverture du commerce à l’échelle nationale puis internationale, le système métrique semble avoir été, selon la thèse soutenue par Alder, « le tout premier débat sur la question de la mondialisation »12.

La métrologie - sciences des mesures - est définie par Simon Schaffer, dans son ouvrage La fabrique des sciences modernes, « comme la principale entreprise scientifique qui permet la domination du monde. »13. En Angleterre, à la fin de la période Victorienne, la standardisation des bons comportements (diligence, ponctualité, etc) visait à « imposer au peuple britannique une nouvelle discipline »14. Le temps à la mesure de la nature (saisonnalité, lumière du soleil, etc) se voit remplacé par des machines qui garantissent une « intégrité du système »15 et une certaine moralité des comportements. Par ailleurs, la mise en place de systèmes d’échange et de communication internationaux (telle que la mise en place de câbles du télégramme sous l’Atlantique), fondée sur le travail d’ingénieurs de différents pays, met en évidence la nécessité de « mesure absolue »16, encourageant « la culture du mesurage précis dans tous les laboratoires scientifiques du monde »17.

Série des Mesures, 2023, Anna Ternon
© Anna Ternon © ADAGP

Depuis des enjeux commerciaux jusqu’à l’abstraction des objets de recherche scientifiques à des fins communicationnelles, nos corps ont été, physiquement et symboliquement, éloignés de leurs coexistants (milieux, matières, etc). La mise en oeuvre d’une culture de la mesure mondialisée, séparée de toute considération sensorielle et sensible, n’a fait qu’accroître la séparation occidentale entre les humains et les milieux desquels ils participent.

1 « L’Ancien Régime désigne (...) l’organisation sociale, économique, religieuse et politique du royaume de France dans toutes ses dimensions avant la Révolution Française, entre le XVe siècle et le XVIIIè siècle. », TEMDAOUI Jean-Christophe, « L’Ancien Régime : une construction historique de 1789 à nos jours », Licence, France, 2017, halshs-02976143
2 ALDER Ken, Mesurer le monde, l’incroyable invention du mètre, Flammarion, coll. Champs, 2015, Paris pour la trad. française, p.210
3 ibid.
4 Notamment pour la mesure du grain qui, dans certains cas, pouvait s’effectuer à comble (en remplissant le contenant jusqu’à la formation d’un cône) ou d’une mesure à ras, en égalisant la surface, ou autre. (KEN, 2015)
5 ibid.
6 ibid. p.213
7 ibid.
8 ibid.
9 DUPONT Bertrand, TROTIGNON Jean-Pierre, Lexique des unités et grandeurs, Nathan, collection Nathan technique, Paris, 2003, p.6
10 op. cit.
11 op. cit.
12 op. cit.
13 SCHAFFER Simon, La fabrique des sciences modernes (XVIIè - XIXè siècle), Seuil, 2014, Paris, p.298
14 ibid.
15 ibid.
16 ibid.
17 ibid.

Strate 3

Mon premier contact avec la pierre sèche est celui de beaucoup de promeneur·ses dont le chemin est jalonné par des murs, plus ou moins entretenus, qui témoignent d’anciennes activités agraires. Ainsi, la ballade rituelle menant jusqu’au sommet qui surplombe Arro1 offre-t-elle plusieurs vestiges de terrasses murées, dont les structures pierreuses semblent presque avalées par leurs entours. En m’intéressant aux pratiques populaires, artisanales et vernaculaires corses, j’ai rapidement été aiguillée vers le bâti en pierre sèche et les rares personnes qui le pratiquent encore, dont Antoine Silvestri fait partie.

Schéma en coupe d’un mur de soutènement en pierre sèche

Il s’avère que la pierre sèche n’est pas tout à fait une pratique vernaculaire corse puisqu’elle « existe en tant que pratique sur le globe entier et à toute époque »2 même si « chaque lieu et temps, développent (...) leur mise en œuvre et leur contexte propre. »3. Il y aurait donc une sorte de vernacularisation des savoirs et des savoir-faire relatifs à la pierre sèche du fait des spécificités relatives à cette pratique, telle une expression locale de savoirs et des savoir-faire universels (Cagin et al., 2017). En effet, il semble d’usage de dire que c’est « la pierre qui dicte sa loi »4 puisque le matériau diffère selon la géologie des territoires, amenant une variabilité des caractéristiques techniques des roches telles que leur densité, leur porosité, leur granulométrie, etc. Ainsi, à une époque où l’on construisait avec les pierres que l’on trouvait au plus proche du mur à bâtir, les bâtisseur·ses5 devaient adapter leur savoir-faire aux particularités de la roche utilisée. C’est notamment pour cette raison que l’on considère cette méthode de construction comme le reflet d’une symbiose entre l’humain et son milieu.

Schéma de transmission des forces
« Généralisée à toutes les pierres d’un mur, la relation d’appui mise en place de façon équilibrée par le maçon installe une chaîne de transmission des forces entre pierres. Chaque pierre prend sa place dans cette chaîne, par la distribution simultanée de son propre poids sur les pierres sous-jacentes avec la réception des forces et de la charge des pierres sus-jacentes. » (Cagin et al., 2017)

Une définition de l’art de bâtir en pierre sèche est proposée au sein de l’ouvrage Pierre sèche, théorie et pratique d’un système traditionnel de construction : « La plupart des praticiens et des chercheurs s’accordent pour déterminer cet art comme une technique paysanne (c’est-à-dire des gens du pays) quasi universelle, de préférence manuelle, mettant en œuvre des pierres à peine travaillées et agencées sans aucun liant. Son usage est attaché, en premier lieu, à des aménagements territoriaux ordinaires et s’étend à toutes les époques et sur les cinq continents (...). »

Au-delà de l’intérêt d’utilisation d’un matériau local, et sans ajout de liant, les ouvrages en pierres sèchent contribuent au bon fonctionnement des territoires aménagés du fait de leurs propriétés intrinsèques : humidité et aération modérées et constantes, inertie thermique, régulation des écoulements (Cagin et al., 2017). Les connaissances lithiques des bâtisseur·ses permettaient donc la construction de différents murs et bâtiments servant la préservation des intérêts de leur communauté d’humains et, dans le même temps, à ceux de la sauvegarde du milieu dans lequel iels vivaient. Dès lors, la pierre sèche permet l’établissement d’une cohérence entre le sol, le milieu, le bâti et les communautés locales d’humains (Cagin et al., 2017).

Localisation du village de Moltifao (Haute-Corte)

Mes connaissances théoriques liées au bâti en pierre sèche ont émergé conjointement à des connaissances pratiques, acquises lors d’un stage collectif encadré par Antoine Silvestri à Moltifao, en novembre 2022.

Lors de notre première rencontre téléphonique, Antoine me parle de son activité de bâtisseur en pierre sèche et, lorsque je lui demande si je peux venir le voir à son atelier, il me répond qu’il n’en a pas, et qu’il travaille exclusivement in situ, sur les lieux où il construit. La pierre sèche est donc nécessairement située. Son prochain chantier est un stage d’apprentissage auquel, de fil en aiguille, je propose de m’inscrire. Cette proposition naît de plusieurs envies : assister à la totalité des étapes de construction d’un mur de soutènement et expérimenter physiquement - avec mon propre corps - ce méthode de bâti. Ces deux facteurs visent l’élaboration d’un dialogue plus pertinent avec Antoine, à qui j’avais déjà proposé de participer à une Rencontre du projet Sonder les corps. Il s’agissait donc d’incarner la connaissance et de partager des ressentis : ceux du corps expérimenté et ceux du corps apprenant. Cette démarche d’engagement physique de mon corps d’artiste-chercheure me paraît primordiale à plusieurs égards. Tout d’abord parce qu’elle me permet de sortir d’un positionnement extérieur, du sujet observant vers l’objet scientifiquement observable, pour entrer dans un rapport que je souhaite dé-hiérarchisé. Ensuite, parce que pour parler de liens entre les corps géologiques et humains, on ne saurait se contenter de la seule acquisition de connaissances théoriques : il faut éprouver, en sa propre matière, ce que bâtir veut dire, comment les pierres résonnent dans nos mains lorsqu’on les frappe, de quelle façon elles sonnent à notre oreille en écho à nos coups. Cela étant dit, le corps apprenant ne bénéficie pas des connaissances du corps expérimenté. C’est notamment en cela que la transmission de connaissances théoriques - par la lecture, l’écoute et l’observation - vient compléter l’apprentissage par le faire.

Stage d’apprentissage de construction d’un mur de soutènement en pierre sèch
Jour 1 - cordeau tiré entre deux piquets inclinés permettant l’élévation du mur avec une pente de 10% (vers le talus).
© Anna Ternon

Stage d’apprentissage de construction d’un mur de soutènement en pierre sèch
Jour 2
© Anna Ternon

Stage d’apprentissage de construction d’un mur de soutènement en pierre sèch
Jour 3
© Anna Ternon

L’ensemble des savoirs et savoir-faire traditionnellement transmis oralement entre générations de bâtisseur·ses a été transcrit au sein d’un ouvrage intitulé Guide de bonnes pratiques de construction de murs de soutènement en pierre sèche6. Celui-ci réunit le travail de murailler·es, de chercheur·es et d’ingénieur·es contribuant à la reconnaissance des ouvrages en pierre sèche, dès lors que ceux-ci sont édifiés selon des méthodes rigoureuses et spécifiques.

1 village en Corse du sud où a vécu, et vit encore, une partie de ma famille maternelle.
2 CAGIN Louis et al., Pierre sèche, théorie et pratique d’un système traditionnel de construction, édition Eyrolle, Paris, 2017, p.46
3 ibid.
4 ibid. p.7
5 J’utilise ici l’écriture inclusive à dessein puisque, dans certains cas (dont Antoine Silvestri me faisait le récit), les femmes et les jeunes filles étaient désignées pour aller chercher les pierres et les ramener jusqu’au lieu d’édification du mur. Ce travail étant primordial pour l’acte de bâtir en lui-même, il me semble important d’y inclure toutes les étapes et les personnes qui y ont participé.
6 Guide des bonnes pratiques de construction de murs de soutènement, éd. CAPEB/École Nationale des Travaux Publics de l’État, 2008

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Schéma en coupe d’un mur de soutènement en pierre sèche

Schéma de transmission des forces
« Généralisée à toutes les pierres d’un mur, la relation d’appui mise en place de façon équilibrée par le maçon installe une chaîne de transmission des forces entre pierres. Chaque pierre prend sa place dans cette chaîne, par la distribution simultanée de son propre poids sur les pierres sous-jacentes avec la réception des forces et de la charge des pierres sus-jacentes. » (Cagin et al., 2017)

Schéma en coupe d’un mur de séparation en pierre sèche

Schéma d’un mur avec des « coups de sabre », venant fragiliser l’ensemble

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Antoine Silvestri tenant les échantillons de roches apportés par Fadl Raad © Anna Ternon

Comment les pierreux1 se font-ils géologues ? Lors du stage de construction en pierre sèche et, plus tard, lors de ma résidence au sein du Lycée Professionnel Camille Claudel (Vosges), j’ai constaté qu’au-delà du savoir-faire manuel, les artisans de la pierre détenaient un savoir géologique important. Dans les différentes formations du lycée, quelques cours sur la nature des roches sont dispensés. Mais il me semble que la science des pierres s’apprend surtout en atelier, lorsqu’il s’agit de frapper la roche, de l’entendre sonner, de remarquer un fil qu’il faudrait éviter en taillant, de déterminer la nature géologique de ce que l’on ouvrage (granit, calcaire, grès, marbre, etc) à la façon dont elle prend la lumière, à son aspect de surface, etc. L’artisan·e travaille avec ce matériau et, ensemble, iels collaborent pour l’édification d’un mur, d’une sculpture. Leurs corps sont engagés l’un avec l’autre, mobilisant l’ensemble des sens de l’artisan·e qui se met véritablement à l’écoute de son caillou, via les diverses ondes qui le·la traversent.

À l’occasion d’une discussion avec quelques élèves du lycée, je leur demandais dans quels contextes iels utilisaient les mots roche, pierre et caillou. L’opinion générale était la suivante : la roche est un élément géologique que l’on trouve en contexte naturel (lors d’une randonnée par exemple), la pierre est une roche déjà débitée (que l’on trouve en commerce, en carrière, ou dans les stocks de l’atelier), le caillou est la pierre sur laquelle on travaille. Ce dernier terme possède une valeur affective. On dit « je tape sur mon caillou » ou « taper le caillou », pour parler de la pierre sur laquelle on travaille. Cette relation affective (et donc, sensible) serait rendue possible pour deux raisons : la première est le caractère collaboratif du travail, du corps géologique au corps humain, inscrit dans une pratique du faire avec et non du faire (une recherche) sur ; la seconde est le contexte de la relation, celui de l’atelier au sein duquel l’engagement physique, sensoriel, sensible est fortement encouragé. J’ai pu constater chez les enseignant·es côtoyé·es lors de ma résidence, une volonté de faire émerger, chez leurs élèves, une approche individuelle, singularisée. Or cette singularité passe nécessairement par l’attention à ses propres ressentis et réactions lors du travail avec la matière géologique.

Cette opposition entre pratique du faire avec et pratique du faire sur n’est aussi franche qu’elle en a l’air lorsqu’il s’agit de la recherche en géosciences. Les apprenant·es sont tout aussi encouragé·es à utiliser leurs sens pour mieux comprendre leur objet d’étude. Néanmoins, et cette notion d’« objet d’étude » en est le reflet, la frontière entre la matière humaine et la matière géologique est bien plus tranchée. Dans ce cadre, la roche (la pierre, le caillou) est un objet dont les contours sont définis en dehors de notre corps. De façon générale, la recherche scientifique dénie un « statut scientifique »2 au corps du chercheur·e par le principe de distanciation (Volvey, 2014). Pourtant, son corps, les mouvements de sa matière, devraient être considérés comme « co-impliqué[s] dans l’action de connaissance »3, à la fois comme « corps vivant et comme corps social »4, se rapprochant ainsi des méthodologies de travail des artisan·es.

1 Surnom donné aux artisan·es travaillant la pierre (murailler, tailleur, graveur, marbrier, etc)
2 VOLVEY Anne, « Le corps du chercheur et la question esthétique dans la science géographique », dans L’Information géographique, Armand Colin, 2014/1 Vol. 78, p.92-117
3 ibid.
4 ibid.

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Les outils de travail de la pierre sèche

Exemples de marteaux têtus (source)

Exemple de massette (source)

Exemple de chasse en carbure de tungstène (source)

Exemple de pointe en carbure de tungstène (source)

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Illustration de la diffusion des ondes acoustiques dans différents milieux - issue de la présentation de Fadl Raad lors de la Rencontre

Schéma des vitesses de propagation des ondes acoustiques dans différents milieux (solide, liquide, gaz) - issue de la présentation de Fadl Raad lors de la Rencontre

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Illustration de la structuration interne de la Terre - issue de la présentation de Fadl Raad lors de la Rencontre

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Sur le globe terrestre, de nombreux réseaux de stations sismiques sont mis en place pour surveiller l’activité sismique mondiale en temps réel. Parmi ces réseaux, l’Observatoire GEOSCOPE, créé en 1982, rassemble 35 stations sismologiques réparties dans 18 pays. Leurs données sont collectées, gérées et archivées par le Centre de données de l’Institut de Physique du Globe de Paris1. Elles sont consultables sur le site du Centre de données de l’IPGP.

Carte d’implantation des stations sismiques de l’Observatoire GEOSCOPE, datée du 17.02.2022

Un autre réseau, servant aux pratiques professionnelles et amateures, est implanté sur la surface terrestre : celui de Raspberry Shake®. La page Station View2 du site web permet aux internautes de voir en temps réel l’activité sismique des zones où des sismomètres du réseau sont positionnés. À la différence du réseau de l’Observatoire GEOSCOPE, la carte des stations dessinée par Raspberry Shake® n’est pas coordonnée par un laboratoire ou un institut de recherche. Elle évolue en fonction de ses utilisateur·ices, qu’iels fassent partie d’un groupe de recherche3, soient enseignant·e ou bien en fassent un usage privé.

Capture d’écran de la page Station View du site web du réseau de sismographes Raspberry Shake®

1 Source
2 Source
3 Le laboratoire de géologie de l’Ecole normale supérieure de Paris possède plusieurs sismographes Raspberry Shake® pouvant être ponctuellement empruntés par ses chercheur·es.

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Illustration d’un échographe et de son principe de fonctionnement - issue de la présentation de Fadl Raad lors de la Rencontre

Dans le langage commun, nous appliquons le terme échographie au domaine médical. En atteste la définition proposée par le dictionnaire Larousse : « Technique permettant de visualiser certains organes internes ou fœtus grâce à l’emploi des ultrasons »1. Mais ces « échos d’ultrasons projetés sur les structures anatomiques étudiées, convertis en images [qui] permet[tent] d’observer les tissus situés plus en profondeur »2 sont également utilisés dans le domaine de la sismologie. On notera que le terme échographie revient souvent lorsqu’il s’agit d’évoquer un travail cartographique de la structure interne de la Terre : « Une échographie pour les failles sismiques »3, « échographie de l'intérieur de la Terre »4, « échographie sismique de la Terre »5, etc.

Illustration d’un système de génération d’ondes sismiques visant l’étude de la structure interne de la Terre - issue de la présentation de Fadl Raad lors de la Rencontre

La technique de l’échographie, « utilisée pour la première fois dans le domaine obstétrical en 1964 »6, est elle-même dérivée de la technique du sonar, employée depuis la Première Guerre mondiale pour la détection des sous-marins. Pareillement, le sonar utilise des ondes ultrasonores « permettant le repérage, la localisation et l'identification des objets immergés. »7. Cet exemple de croisement d’instruments de mesure rend difficile la séparation nette, communément effectuée, entre humains, vivants et non-vivants. Si ces différents corps peuvent s’étudier à l’aide d’instruments similaires, dérivés les uns des autres, ne devrions-nous pas considérer qu’il existe une certaine continuité entre eux?

1 Source
2 BRUNNER et SUDDARTH, SMELTZER Suzanne C. et BARE Brenda G., Soins infirmiers, Médecine et chirurgie, version française sous la direction de LONGPRÉ Sophie et PILOTE Bruno, Volume 1, 5ème édition, De Boeck, 2011, p.420
3 Source
4 Source
5 Source
6 SOLER André « Historique et technique de l'échographie », L’échographie obstétricale expliquée aux parents. Écho et Narcisse, sous la direction de Soler André, Érès, 2005, pp. 41-55.
7 Source

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L’examen médical dit de la « percussion » s’inscrit dans l’émergence de nouveaux modes d’investigation clinique introduits dans les pratiques médicales quotidiennes au XIXè siècle (Halioua, 2009). Selon le Dictionnaire abrégé des termes de médecine1 de Jacques Delamare, la percussion est un « Mode d’exploration clinique, qui consiste à provoquer certains sons en frappant avec un doigt une région déterminée du corps pour reconnaître l’état des parties sous-jacentes. » Elle est d’abord mise au jour par Johann Leopold Auenbrügger (Autriche), dont l’ouvrage sur la méthode est passé inaperçu en 1761 (Halioua, 2009). En 1808, Jean Nicolas Corvisart des Marets, médecin de Napoléon, traduit l’ouvrage de son prédécesseur après avoir noté l’importance de cette technique de diagnostic dans la pathologie pleuropulmonaire.

Au cours de la percussion, l’examinateur fait appel à ses sens du toucher et de l’ouïe pour comprendre l’anatomie de l’examiné. La façon dont le corps vibre et sonne donne des indications sur son anatomie interne et ses potentielles pathologies. Le corps de l’examinant devient outil de mesure du second, sans avoir recours à une médiation technologique.

1 DELAMARE Jacques, Dictionnaire abrégé des termes de médecine, 6ème édition, Maloine, 2014, Paris

Strate 12

« Des roches qui sonnent »

Extraits d’enregistrements sonores réalisés au sein des ateliers de taille de pierre du Lycée Professionnel Camille Claudel (Vosges). Avec le soutien du Fonds de Dotation Verrecchia, dans le cadre de la Bourse Matière(s).

Strate 13

Il existe deux paramètres pour mesurer la force d’un séisme : la magnitude et l’intensité. Pour ce faire, des échelles de mesure ont été inventées, dont la plus connue est celle de l’échelle de Richter (1900-1985). Suite aux premiers développements de la sismologie instrumentale, Charles F. Richter propose « une mesure de l’importance des séismes à partir des enregistrements sismiques et publie la définition de la magnitude en 1935. »1. Le sismologue souhaitait créer une « échelle quantitative pour comparer objectivement la taille des séismes. »2 D’un autre côté, les échelles d’intensité utilisées avant celle de Richter « évaluent l’importance d’un séisme en fonction des réactions des personnes et des animaux, des mouvements d’objets de la vie ordinaire (lustres, pendules, livres, vaisselle, meubles), des dommages plus ou moins importants subis par les constructions et de quelques effets géologiques et géomorphologiques (apparition ou tarissement de sources, ouverture de fentes, crevasses, éboulements, etc.) ; (...). À partir des données macrosismiques précédentes, on fixe des degrés d’intensité, numérotés avec des chiffres romains. »3

Selon le site web de l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire4, « un séisme est associé à une seule magnitude et à une gamme de valeurs d’intensité. (...) la magnitude caractérise l’énergie libérée par la rupture de faille à l’origine des secousses, tandis que l’intensité est liée à l’effet des secousses à un endroit donné (par exemple : ressenti des habitants, chute d’objets, dégâts…). Le séisme n’ayant pas les mêmes effets partout, l’intensité sismique varie d’un site à un autre pour un même séisme. »

Parmi les échelles d’intensité connues, l’échelle MSK (Medvedev, Sponheuer et Karnik), mise au point en 1964, utilisent 12 degrés d’intensité (source : IRSN) :

  1. Secousse non ressentie mais enregistrée par les instruments (valeur non utilisée).

  2. Secousse partiellement ressentie notamment par des personnes au repos et aux étages.

  3. Secousse faiblement ressentie balancement des objets suspendus.

  4. Secousse largement ressentie dans et hors les habitations, tremblement des objets.

  5. Secousse forte réveil des dormeurs, chutes d'objets, parfois légères fissures dans les plâtres.

  6. Dommages légers parfois fissures dans les murs, frayeur de nombreuses personnes.

  7. Dommages prononcés, larges lézardes dans les murs de nombreuses habitations, chutes de cheminées.

  8. Dégâts massifs, les habitations les plus vulnérables sont détruites, presque toutes subissent des dégâts importants.

  9. Destructions de nombreuses constructions quelquefois de bonne qualité, chutes de monuments et de colonnes.

  10. Destruction générale des constructions même les moins vulnérables (non parasismiques).

  11. Catastrophe, toutes les constructions sont détruites (ponts, barrages, canalisations enterrées...).

  12. Changement de paysage, énormes crevasses dans le sol, vallées barrées, rivières déplacées.

La plateforme SisFrance5, qui recense les séismes ayant eu lieu en France Métropolitaine entre 463 et 2008, utilise l’échelle MSK. Les séismes s’étant produits avant le développement des technologies de mesures sismiques sont en grande partie connus par les témoignages des humains qui les ont subis, conservés dans les archives historiques. Les échelles d’intensité sont donc fondées sur l’appréciation humaine, sur ce que nous sommes en mesure de voir (affectation du bâti et de la morphologie du territoire) et ce que nous ressentons physiquement, la façon dont notre corps est lui-même affecté par la propagation des ondes du séisme.

Capture d’écran du site web Sisfrance relatant les données d’intensité récoltées auprès des habitant·es après un séisme s’étant produit en Haut-Corse le 03 avril 1978

1 PHILIP Hervé, BOUSQUET Jean-Claude, MASSON Frédéric, Séisme et risques sismiques, approche sismotectonique, Dunod, Paris, 2007, p.57
2 ibid.
3 ibid.
4 Source
5 Source

Remerciements

La Rencontre #1 s’est tenue au FabLab Corti le mercredi 18 janvier 2023. Merci à l’équipe du FabLab ainsi qu’aux participant·es qui ont permis l’élaboration des savoirs proposés ici : Marie-Charlotte, Andy, Antoine, Fadl, Emilie, Ludovic, Serene, Maxime, Joseph, Laetitia, Eliane, Janna.